Mon ami Jean-Marc, spécialiste de l’excellence opérationnelle, me dit un jour : “Vite et bien, se font rarement le même jour.”. Cette formule m’a plongé d’un coup dans un abîme de perplexité. “Vite et bien”, c’est le genre de proposition qu’on adopte sans vraiment y réfléchir. On la répète à l’envi comme on brandirait un paratonnerre magique pour relever le défi de vitesse lancé par le monde d’aujourd’hui.
Et puis cette formule résonna immédiatement avec une conversation que me relatait mon fils. Barthélémy a 18 ans. Il est apprenti menuisier chez Les Compagnons du Devoir. Il s’entend souvent dire sur les chantiers où se déroule son apprentissage : “Il faut aller plus vite.”. Ce à quoi il aime bien répondre : “Oui, mais il faut faire bien.”. Ce à quoi son tuteur lui répond : “Oui, vite et bien, c’est encore mieux.”. Je comprends que c’est comme un jeu entre eux, un jeu sérieux. Un jeu où se pose une question essentielle sur notre rapport à la nature du travail.
Le piège de l’habileté.
A n’en pas douter, vous parvenez souvent à faire vite et bien. Il vous suffit d’avoir atteint un tel niveau d’habileté, à force de répéter les mêmes gestes ou les mêmes schémas réflexifs, que vous êtes en capacité d’accomplir très vite une tâche donnée. En êtes-vous plus satisfait ? Probablement que oui pour la raison que la tâche est plus vite finie et la démonstration de vitesse appréciée. Elle souligne votre habileté, donc vous valorise. Une autre tâche, proche ou identique à la première, se présentera bientôt, réclamant de vous la même célérité puisque vous savez aller vite pour l’accomplir. Puis encore une autre et une autre, ne vous laissant plus d’autre choix que d’aller vite, voire encore plus vite. Ce faisant, il y a comme un piège qui se referme sur vous, prolongé par le sentiment diffus que vous êtes en train de perdre quelque chose.
Que serions-nous en train de perdre en allant vite ?
Avant de répondre à cette question, je vous propose une hypothèse :
“Plus je dois aller vite, moins je suis présent dans ce que je fais.”
Lorsque vous êtes en voiture et que vous roulez vite, le paysage s’imprègne moins dans votre esprit que si vous flâniez à faible allure, fenêtres ouvertes, humant les odeurs, ralentissant ou vous arrêtant pour observer avec plus d’attention les détails ou pour vous remplir d’une impression. La vitesse rend naturellement les perceptions plus éphémères, sauf celle de la vitesse elle-même. C’est pourquoi on peut désirer la vitesse pour elle-même alors qu’elle n’est pas un objet. C’est un autre sujet, je referme la parenthèse.
Partant de mon postulat, j’avance que plus je dois aller vite, plus la tâche occupe tout l’espace-temps et plus elle se substitue au plaisir de la faire. Comme la distance et la moyenne horaire se substituent au voyage.
Plus je suis exhorté à aller vite, moins je m’attache à ce que je fais. Littéralement, la vitesse me dépossède de la tâche, en ce sens qu’elle me retire le pouvoir de mettre quelque chose de moi dans la tâche. La vitesse me détache de la tâche et empêche que je lui attache quelque chose de moi : ma conscience, mon exigence, mon sens de la finition et bien sûr ma créativité.
Cette hypothèse sert à décrire ce que je risque de perdre en allant vite : ma touche personnelle qui me permet d’accomplir la tâche comme moi seul aurait eu plaisir à la réaliser ainsi. Celle par qui j’aurais pu m’approprier pleinement ma tâche.
La vitesse nous fait perdre le bonheur.
OUI, on peut faire bien si l’on va vite, si et seulement si le cadre est structuré. La structure délimite un terrain connu où notre habileté trouve à s’exprimer en sécurité, voire à passer en pilotage automatique. A ceux qui savent d’où ils viennent, où ils sont et où ils vont, la vitesse va bien. Avec un cadre sémantique et un espace-temps délimités, rien n’empêche qu’une tâche soit accomplie à la vitesse du vent. La vitesse s’accorde de ce qui est parfaitement maîtrisé.
Modifiez les données, changez les contours et alors vous vous retrouverez en terrain inconnu. Aller vite deviendra plus hasardeux. La vitesse pardonne peu les erreurs de trajectoire. Attention au dérapage du ciseau pour le menuisier. Les catastrophes sont provoquées par ceux qui veulent aller vite alors qu’ils n’ont posé ni l’asphalte, ni les rails, ni les lignes qui guident la trajectoire.
En réalité, les conditions sont rarement réunies pour la vitesse. Dans les métiers créatifs notamment, il existe une part incompressible de recherche, d’exploration, qui commence par le fait de trouver la bonne question. Dans ce cas, mieux vaut s’épargner le désir d’en finir vite.
NON, on ne peut pas se faire du bien en allant vite. Pour se faire du bien, il faut considérer que chaque pièce de bois est unique. Il faut pratiquement souhaiter que chaque sujet, chaque rencontre, chaque moment est unique. Il s’agit d’opposer à la volonté de vitesse qui pousse à appréhender toute chose comme si elle était identique à la précédente, la patience de l’artisan qui invoque l’analyse, l’ajustement, la recherche de la meilleure entame. Il faut vouloir recommencer tout le processus comme si c’était la première fois.
La vitesse nous détache de l’essentiel de la tâche, de cette part qui nous donne son sel autant que son sens. Elle nous fait perdre l’opportunité de transformer la tâche, une chance d’être plus créatif, le supplément d’âme que nous étions prêt à mettre dans celle-ci. Ce supplément qui justement me permettait de la faire mienne. Parce que c’était là mon bonheur au travail. On comprend maintenant pourquoi l’employeur doit être vigilant à l’usage immodéré de la vitesse auprès de ses équipes.
Alors, quelle est la bonne allure ?
Je pense aux promenades de Montaigne ou de Jean-Jacques Rousseau, deux grands penseurs ayant le sens du voyage. Ils nous auraient probablement conseillé de marcher d’un bon pas et de ne pas courir. D’aller en rythme tout en prenant soin de nous ménager : un très joli mot du vieux français. Marcher d’un pas vigoureux est certes plus lent que d’aller au train du TGV. Mais ne croyez pas que ce soit lent. C’est la bonne mesure pour imprimer à la matière, aux mots ou aux images, le caractère durable qui manque aux produits jetables. Marcher de bonne allure cela veut dire placer le rythme de l’homme au cœur du sujet. Ni lents, ni rapides, nos pas créent des sentiers dans le paysage. Ils sont ensemble, la source d’un plaisir authentique, instantané, toujours renouvelé.
Chez Nouvelle Vague, nous savons que la créativité est au prix de savoir s’accorder un vrai temps pour habiter la tâche. Que ce temps est aussi celui de l’adoption pour l’entreprise qui passe commande, une dimension trop souvent minorée. Pour tailler des habits sur-mesure, il faut s’attarder sur le modèle, l’observer avec attention, le mesurer, comprendre qui il est, ce qui lui va bien, ce qu’il aime. Il faut faire preuve d’une certaine patience et délicatesse qui ne s’accorde que rarement de la vitesse.